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La science à l’heure du coronavirus : entre besoin de vitesse et risque de précipitation

Dernière mise à jour : 25 nov. 2021




Depuis décembre 2019, 6 000 publications médicales ont été faites sur le coronavirus. Un tourbillon qui laisse étourdi et dans lequel il est difficile de se retrouver.



Laboratoire de recherche
Bioaster, institut de recherche technologique à Lyon. Sipa Press.

Jamais dans l’histoire de l’édition scientifique un sujet n’avait fait couler autant d’encre en si peu de temps. Depuis le 31 décembre 2019 et la notification chinoise d’un nouvel agent pathogène, ce sont près de 6 000 publications qui étaient recensées début avril sur le coronavirus, soit plus de 60 par jour. Cette frénésie n’est pas sans justification : la situation sanitaire est grave, l’épidémie ubiquitaire et ses conséquences d’une ampleur inédite.


Néanmoins, en sciences, allier rapidité et qualité est un exercice délicat, voire périlleux. Une étude met habituellement des mois voire des années avant d’aboutir sur une publication. Non pas par paresse des chercheurs mais par un souci de rigueur méthodologique et l’exigence que requiert la bonne interprétation des résultats de l’expérience. Surtout, la démarche scientifique nécessite que l’article soit évalué par les pairs. C’est une étape essentielle et relativement longue, durant laquelle des comités de relectures, composés de scientifiques experts du sujet – les « pairs » – critiquent les méthodes et résultats soumis par leurs confrères, demandent des précisions, et suggèrent des corrections.


Les pairs ne suivent plus. À l’heure du coronavirus, l’avalanche de publications a fortement raccourci ce processus, pourtant indispensable au maintien de la qualité des productions scientifiques, et donc à leur fiabilité. Mi-mars, le rédacteur en chef du New England Journal of Medicine, la plus ancienne et plus prestigieuse revue médicale, déclarait recevoir autant d’articles sur le Covid-19 que ce qu’il reçoit habituellement sur tous les autres sujets confondus. Si les grandes revues assurent que leurs exigences de relecture restent les mêmes, on note toutefois que les critères pour y publier sont désormais loin des standards habituels.


Les éditeurs rusent aussi en proposant d’autres formats que les sacro-saints « Articles originaux », en publiant de nombreuses études sous forme de « Lettres aux éditeurs » ou « Editoriaux », échappant ainsi à la rigueur de l’évaluation par les pairs et la nécessaire critique de leurs travaux. La résonance médiatique qu’offre le coronavirus permet en effet aux revues d’augmenter leur impact factor : les études rapportées dans les médias reçoivent statistiquement plus de citations par d’autres scientifiques, permettant de faire gonfler cet indice mesurant leur réputation.


Dans le tumulte, les corrections d’erreurs scientifiques passent inaperçues. Parallèlement, le nombre d’articles en preprint – c’est-à-dire publiés avant le passage par un comité de relecture, et donc sans critiques ni corrections – explose. Les deux principales archives preprint, medRxiv et bioRxiv, dénombrent ce jour 2000 manuscrits sur le Covid-19. Si la volonté de rendre rapidement accessibles ses résultats est louable, elle fait prendre le risque de publier et diffuser des fake sciences autour du virus, car la moindre étude sensationnelle, parfois biaisée, erronée, voire frauduleuse, a immédiatement un retentissement mondial.


La rétractation future de ces mauvais articles, comprendre leur invalidation et leur retrait de la littérature, passera malheureusement trop souvent inaperçue, à l’image d’un non-lieu lors d’une plainte médiatisée. La précipitation scientifique expose alors le grand public, comme les décideurs et professionnels, à une importante confusion autour du coronavirus. D’un hypothétique lien avec le VIH à sa transmission par les chaussures, jamais le travail de vérification des faits n’aura été si difficile. Cette multiplication des publications fait risquer la création d’un « bruit de fond » dans la recherche, rendant peu audibles les signaux et résultats les plus pertinents.


Peopilisation dangereuse. De fait, l’urgence ne doit pas permettre de s’affranchir des bonnes pratiques de recherche. Dans le monde entier, les démarches réglementaires ont été considérablement accélérées afin de permettre la réalisation rapide d’études d’excellente qualité méthodologique, notamment des essais cliniques. La publication, dramatisation et « peopolisation » de travaux beaucoup trop préliminaires, comme ceux sur l’hydroxychloroquine, ne font que cristalliser les débats sur de possibles fausses pistes, rendent difficile le recrutement de patients dans les essais cliniques et parasitent l’action publique.


La précipitation de la recherche fait donc craindre un ralentissement du progrès médical, ou du moins une perte en sa fiabilité, ce qui in fine risque d’alimenter la défiance des citoyens envers la démarche scientifique. Elle sape la confiance du public envers les experts légitimes, et réduit le débat scientifique aux polémiques sur Twitter et aux invectives des plateaux de télévision. En conséquence, la gestion de la crise s’en trouve parfois entravée dans certains pays. Pire encore, les clivages politiques s’invitent dans ces discussions d’experts, et font prendre une tournure populiste et possiblement dramatique aux décisions de santé publique.


Transparence et sanction. Dans ce contexte, comment réconcilier urgence sanitaire et fiabilité scientifique ?Une partie de la réponse se trouve sans doute dans plus de transparence autour des travaux des chercheurs. C’est le sens de l’initiative Transparency Openness Promotion, qui se veut une alternative à l’impact factor pour classer les revues scientifiques, non plus sur leur notoriété, mais sur leurs bonnes pratiques en matière d’ouverture. Cela inclut un meilleur partage des données collectées pour réaliser les études, qui permettrait - même à défaut d’une évaluation des travaux par les pairs - de mieux associer la communauté scientifique à la critique des résultats produits, à leur interprétation et à leur reproductibilité.


La transparence passe aussi par un renforcement de l’arsenal juridique encadrant l’intégrité scientifique : les situations avérées de fraude ou de fautes manifestes doivent pouvoir être sanctionnées publiquement par une autorité indépendante, compétente et reconnue, plutôt que dans l’anonymat des rares conseils disciplinaires déployés ici ou là selon des critères parfois discrétionnaires. Ces mesures, bien qu’évidemment insuffisantes pour garantir une confiance absolue – et d’ailleurs irréaliste – envers la communauté scientifique, pourraient a minima minimiser les controverses et dissuader les auteurs et les éditeurs de publier des travaux bâclés voire volontairement trompeurs.


Le temps fait tout à l’affaire. Enfin, il est urgent de rétablir une frontière claire entre le fait scientifique, où les dissensus sont levés par le travail de recherche selon une méthode bien précise, et le fait politique, qui doit s’appuyer sur la science pour éclairer ses décisions, sans toutefois se l’approprier ni la ternir pour des considérations partisanes. Ce chantier implique une meilleure formation des journalistes et décideurs, mais aussi du grand public, au fait et à la méthode scientifique, indispensables pour mieux naviguer dans notre époque de l’instantanéité où, plus que jamais, le développement du sens critique et de la mesure est devenu indispensable.



Guillaume Martin est interne de santé publique et membre du Think tank Les Ateliers Mercure.
Hervé Maisonneuve est médecin de santé publique et rédacteur de redactionmedicale.fr.


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